Et puis un jour j’ai rencontré Brillat-Savarin. Il promenait son interminable éternité dans la nostalgie lointaine de ses tendres souvenirs belleysans. Curieux et imprégné de surprises légitimes il ne manifestait aucune exubérance, comme s’il maintenait les ombres mouvantes de son étonnante apparition dans des contours hésitants faits de prudence, de retenue ou de tristesse. Il ne reconnaissait plus grandchose du passé car ce qu’il découvrait ne ressemblait en rien de ce qu’il avait gardé de mémoire de sa défunte existence.

Des vieilles pierres subsistaient, certes, mais enchâssées dans des structures récentes elles semblaient être abandonnées dans une forme d’érosion qui menait à l’oubli. Sachant de son personnage d’histoire qu’il aimait les plaisirs de la vie, la convivialité, la fantaisie, les plaisirs de la table et la générosité des campagnes, je m’efforçais de lui montrer les bons côtés de notre époque en bascule entre les vieilles traditions et l’étourdissement d’un monde qui n’en finissait pas de brasser les usages. Mais vouloir comparer son siècle avec le nôtre, en cherchant des arguments suffisants pour le convaincre d’une possible évolution, n’était pas chose facile.

Après avoir fait le tour de tout ce que nous avions de bidules mécaniques et autres machins compliqués, voir incroyables, il fallait bien en arriver à l’essentiel : à l’esprit du moment, au respect de sa mémoire, de son souvenir et surtout aux traces intangibles de son prestigieux héritage.

Et là, ce n’était pas gagné.

D’abord, je devais lui expliquer que la vision générale n’était plus la même, que sa pieuse religiosité qui donnait à la vie une orientation complétement verticale, tournée vers le ciel et vers l’au-delà, avait complétement disparue. Désormais le monde était purement horizontal, avec des regards fascinés tournés vers des écrans de télévision et vers des horizons lointains qui invitaient à la sieste sous les cocotiers. Que son ciel sacré était devenu celui des satellites. Enfin que Belley n’était plus ce grand monastère foisonnant de soutanes, de scapulaires et de cornettes, de garnisons et de notables, tous biens nourris par une générosité paysanne environnante, laborieuse, servile à souhait et béatement confiante dans l’espérance promise d’un paradis parfumé. Enfin que l’esprit de clocher s’était adapté pour devenir, péniblement, celui du patrimoine.

Quant à la nourriture et à la physiologie du goût, là encore tout était à reconsidérer car désormais on cassait la croûte, on se bâfrait de pizzas, on grignotait des nems ou des rouleaux de printemps, on découpait du canard laqué, dégustait des mezzés ou des kebabs et on agrémentait son exotisme avec des soupes de cacahouètes ou avec du dal et des chappattis indien.

Que compte tenu de ce contexte on adaptait ses célèbres aphorismes : “Un dessert sans fromage est une belle à qui il manque un œil.” Devenait : « Un repas sans Burger King est une Cadillac à qui il manque un phare. »

Que : “Attendre trop longtemps un convive retardataire est un manque d’égard pour tous ceux qui sont présents.” Devenait : « Celui qui n’est pas capable de filer un coup de bigot pour annoncer qu’il sera en retard n’est pas digne d’avoir un portable. »

Ou que : “Convier quelqu’un, c’est se charger de son bonheur pendant tout le temps qu’il est sous notre toit.” Se disait désormais : « Convier quelqu’un c’est lui garantir l’accès à la Wi-Fi pendant tout le temps qu’il est à la baraque. » Etc.

Autant dire qu’en écoutant tout ça le spectre de Brillat-Savarin devenait de plus en plus transparent. Il finit par me dire, dans un souffle de moribond confirmé, que sa mémoire était complétement bafouée et que l’utilisation de sa renommée ne correspondait plus du tout aux messages de raffinement et de délicatesse offerts aux plaisirs de la table et aux repas soigneusement élaborés, qu’il croyait avoir figés, à jamais, dans la pure tradition locale.

Je me devais de le rassurer en lui disant que tout était fait, désormais, pour redorer le blason d’un prestige perdu, avec la création probable d’une Ecole Hôtelière puis avec l’installation promise d’un grand Chef attelé aux fourneaux d’un Grand Restaurant et avec le retour de deux ou de trois étoiles dans le ciel culinaire et savoureux de notre vieille ambiance bugiste.

Mais ça, non plus, ce n’était pas gagné.

Puis Brillat-Savarin s’est évaporé, soudainement, sans un mot, en me laissant l’impression qu’il ne reviendrait plus jamais nous voir. A moins que !

Paul Gamberini

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