Au bar des vieux grognons les murmures sont souvent marmonnés ; ils s’entendent comme une musique mâchouillée, livrée sans harmonie, comme s’ils étaient produits par des instruments oubliés dans de longues retraites de choses remisées. Avec un piano déglingué et désaccordé, un violon grinçant de souvenirs mélancoliques, un saxophone aphone et un accordéon complétement essoufflé. A cela s’ajoute une petite clarinette, toujours espiègle, encore claire de sonorités et séduisante de vivacité, à même de réduire les humeurs tristounettes qui s’amplifient au-delà des tonalités supportables et d’adoucir les désaccords grinçants d’instruments contrariés.

    Cette description pourrait s’arrêter là, si on n’avait pas le plaisir malicieux, de mettre en musique les comportements de ces vieux grognons attachés à leurs discussions moult fois répétées. De celles qui se racontent en petits groupes, confortablement installés autour d’une table de bistrot, en toute discrétion, avec l’attention focalisée sur un pichet de Chardonnay ou de Roussette du Bugey. Le tout placé sous la vigilance sourcilleuse de l’inestimable Modération.

     On pourrait se laisser aller à écouter ce qui chagrine le grognon Vieux Piano, jouant avec ses doigts en tapotant sur la table et en bougeant les pieds pour titiller une pédale fictive. Cela avant de pouvoir dire, redire et répéter, que la société est complétement foutue et que c’était beaucoup mieux avant. Une sentence bien appuyée destinée à réveiller la mauvaise humeur du grognon Saxophone Aphone. Un vieux bonhomme dont la voix caverneuse s’entend comme le pavillon sonore d’une existence passée dans des cabarets enfumés. Une vie professionnelle musicale qui lui permet de répéter, lui aussi, que c’était beaucoup mieux avant. Là, le grognon Violon Grinçant se met à gémir ce qu’il peut encore de nostalgie pour mettre un peu de romance dans la discussion qui sombre dans le dépressif. Sa prestation soulève le doute quant à la qualité rugueuse de son instrument qu’il explique en disant, avec beaucoup de tristesse, que c’était beaucoup mieux avant. Puis on marque une pause de silence pour revitaliser l’instrumentation générale en sirotant un petit verre de Chardonnay.

     C’est alors qu’intervient le grognon Accordéon Essoufflé, qui respire un peu d’air frais avant de raconter que les petits bals de campagne ne sont plus ce qu’ils étaient. Alors que ses souvenirs restent attachés aux petits villages du Bugey, quand les soirées d’été, sous les platanes, faisaient virevolter le bonheur des couples dans des tangos robustes, des valses pesamment tournoyées et des pasodobles qui se faufilaient plus qu’ils ne se dansaient comme s’ils étaient poursuivis par des taureaux de corrida. Comment comparer ces ambiances festives avec celles offertes actuellement, dit-il, de ces musiques poussées à l’extrême, qui assourdissent plus qu’elles n’incitent à de tendres intimités. Pour lui aussi, c’était beaucoup mieux avant. Puis c’était le tour du grognon Petite Clarinette qui évoque ses anciennes promenades champêtres, en vélo, quand son pédalage réussissait à le soulever jusqu’au sommet du Colombier. Là-haut sur la montagne pour souffler quelques partitions folkloriques vers les nuages. Mais désormais il reconnait qu’avec un vélo électrique ce serait beaucoup mieux qu’avant. Il est sur le point d’être rabroué par tous les instruments grognons quand une jeune fille entre dans le bar. Elle est superbe de jeunesse, brillante et légère comme une Flûte Enchantée. En la contemplant avec une tendresse de vieux grognons, les grognons ne grognent plus, séduits ils s’abandonnent au silence, puis dans un ensemble bien harmonisé ils finissent par dire que la vie, finalement, est toujours aussi belle qu’avant.

     Mais pour ceux qui ont la finesse auditive des murmures marmonnés par les vieux grognons, les appréciations retrouvent rapidement leurs cacophonies habituelles pour répéter  que c’était beaucoup mieux avant. Cependant il est sage de les laisser grogner car cela leur permet de vivre longtemps, très très longtemps : au Bar des Vieux Grognons.

Paul Gamberini

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