Il était une fois une vieille paire de chaussures à lacets qui moisissait dans le fond d’un placard oublié. Il aurait été difficile de dire depuis combien de temps elles étaient là, à bouder leur ennui dans les crevasses de leur cuir fatigué, déformées et ridées par l’usage intensif qui en avait été fait par un infatigable crapahuteur : un maniaque de tous terrains. Leurs semelles décollées baillaient comme si elles essayaient de reprendre un souffle difficile, après une longue carrière épuisante menée par monts et par vaux dans les itinéraires les plus chaotiques d’un Bugey tortueux, caillouteux et poussiéreux. Leurs derniers clous, tordus et rouillés, donnaient l’impression d’une mâchoire partiellement édentée, offrant le sourire tristounet d’un grand âge respectable et durement éprouvé.

Resserrées, l’une contre l’autre, elles avaient des allures de vieux couple attendrissant vivant leur retraite dans les rabâchages chevrotants de leurs nombreux souvenirs de plein air. La paix ambiante semblait être la plus totale et le silence apparent du placard devait adoucir la nostalgie de leurs longues promenades du passé. Quant aux regards furtifs que l’on pouvait poser sur elles, ils avaient le caractère de la discrétion et du respect, de ceux qui font en sorte de ne rien vouloir déranger : « tout baigne, elles sont pénardes, là, laissons-les tranquilles. » Pourtant les mystères dévoilés de leurs bavardages coutumiers auraient pu en surprendre quelques-uns.

Mais de quoi s’agissait-il ?

Personne n’aurait pu imaginer qu’une paire de chaussures puisse être en total désaccord, de l’une comme de l’autre. Car malgré leur similitude et la façon habituelle de leurs utilisations, leurs incompatibilités d’humeur, entre celle de droite et celle de gauche, pouvaient rappeler des réactions bien connues dans des controverses passionnées. C’était des antagonismes qui n’avaient jamais été adoucis par les efforts pratiqués, depuis l’antiquité, par les plus grands cordonniers, bottiers et autres bricoleurs géniaux de savates en peaux de crocodiles, de serpents tropicaux ou de lézards bronzés sortis tout droit du désert.

Ce qui fait que leurs relations avaient parfois des conséquences dramatiques sur la sécurité d’une marche, sur l’aventure d’une escalade et même sur l’humeur d’une simple promenade romantique. Nos deux chaussures ne s’aimaient pas du tout et passaient leur temps à s’invectiver, à se balancer des fions ou à grogner de l’une sur l’autre les raisons de leur mise au placard. Celle de droite, la plus hargneuse, avait des accents méprisants et s’acharnait à dire que tout ce qui leur arrivait était de la faute de l’autre.

C’était : « Quand je pense que tu n’as jamais pu t’empêcher de mettre ton pied gauche dans toutes les crottes de clébards, sous prétexte que cela pouvait porter bonheur : c’était vraiment répugnant ! Le bonheur c’est dans l’effort d’une marche forcée qu’on le trouve, et non pas dans la facilité d’un laisser-aller négligé ! »

Ce pourquoi la gauche répondait : « Et toi, avec ton côté agressif, à vouloir balancer des coups de pieds dans tout ce qui bouge et avec ton œilleton manquant qui ferait peur à une paire de rangers militaires, t’as toujours été épouvantable ! »
Et la droite de répliquer : « N’empêche que si on nous avait tiré la peau et recloué les semelles on ne serait pas ici, à ne rien foutre, avec ta déplorable conception de retraite anticipée ! » On en était là, alors que Noël approchait.

Ce jour-là, l’attention se porta sur leur isolement car on avait besoin d’elles. Il s’agissait d’accompagner la solitude d’un grand sapin dressé tout exprès au milieu du salon pour égayer la tradition. Pour la circonstance on les dépoussiéra, on leur passa ce qui leur fallait de cirage et on leur confia la mission importante de contenir le bonheur de circonstance. C’était soudain, inattendu et exaltant : ainsi, elles n’étaient pas oubliées. Et ce qui devait arriver arriva, le Père Noël en les découvrant fut attendri par leur allure de vieilles grand-mères ridées, mais encore coquettes, et il s’attarda à les garnir du meilleur de leurs aspirations secrètes : un C/D de chansons de Jean Ferrat pour l’une et un livre consacré à l’histoire de Jeanne d’Arc pour l’autre, tout ça avec un tas d’oranges, des papillotes et des vraies crottes en chocolat capables de procurer un bonheur gustatif inoubliable.

C’est ainsi que depuis ce temps-là que nos vieilles chaussures du fond du placard ne font plus que radoter, dans une harmonie parfaite, leurs émerveillements continuels de l’amour découvert et de la paix de Noël.

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