Et puis un jour tout finit par devenir politique. Désormais il était Impossible de discuter ou d’aborder des zigotos du coin sans tomber dans des travers plus ou moins exacerbés de controverses haineuses, vibrantes de fanatisme, à la limite de violences verbales ou de menaces corporelles. Autant dire que l’on ne s’aimait plus du tout dans ce bas monde d’alors, privé de courtoisies de bon aloi et remisé dans les ruines d’une comédie humaine croulante dans le tragique d’une société accablée d’idéologie, d’utopisme et de démagogie.
On marchait à l’ombre, égaré, le regard vide, avec la prudence féline du quidam inquiété. Pour s’en convaincre il suffisait d’écouter mon ami Marcel qui en était arrivé à organiser son propre potager en fonction de ce qu’il ressentait de l’ambiance du moment.
Avec beaucoup de conviction il m’expliqua que selon ses ultimes réflexions, puisées dans une longue expérience de laboureur minutieux, il avait la conviction que le rendement végétal de son jardin dépendait, désormais, de l’ordre précis qu’il devait lui donner. Il n’était plus question de confier au hasard de ses fantaisies habituelles le succès de ses récoltes en bricolant des mélanges de végétaux mal associés, semés aux quatre vents, dans un désordre de plantations accommodantes ; dorénavant il devait estimer l’orientation politique de chacune de ses espèces avant de les regrouper dans des secteurs parfaitement délimités. Pour s’en convaincre il suffisait de découvrir l’organisation particulière de son espace cultivé.
Partant de la gauche on pouvait admirer une croissance de carottes rouges, des Nantaises ou des Jupiters, qui semblaient élever leurs feuillages dans une belle uniformité. Marcel m’expliqua qu’il n’hésitait pas à les éclaircir en fonction des derniers sondages connus. Lesquels étaient rarement favorables. Néanmoins, elles résistaient avec la volonté farouche de leurs racines profondes et solidement agrippées au sol sacré du potager.
A côté, entre une ligne de grosses betteraves rouges et de navets bien roses, poussait une rangée d’haricots verts dont les feuillages ballotés par une brise légère donnaient l’impression d’un désordre permanent. Les quelques fayots pendus à leurs tiges s’agitaient fragiles, comme s’ils redoutaient d’en finir ailleurs que dans la gamelle bien verte et bien bio, d’un bon végétarien illuminé.
Ensuite, on découvrait l’important secteur des tomates, des plus sociales comme les Cœurs de Bœuf, aux plus divisées comme les Tomates Cerises, en passant par les Grappes, les Rondes, les Allongées et même les Russes. Tout un périmètre qui semblait profiter d’un sol encore passablement fertile tout en s’accommodant, tant bien que mal, de ses nombreuses différences.
Puis au centre du jardin on trouvait un espace que Marcel n’hésitait pas à appeler « sa zone alimentaire » dans laquelle poussait toutes sortes de pommes de terre, des Amandines, des Charlottes, des Belles de Fontenay et même des Nicolas.
Un amalgame de patates qui semblait croitre vers la droite comme vers la gauche, avec la même vigueur, tout en dissimulant secrètement l’orientation politique de leurs mystérieux rendements souterrains.
A côté, éparses, poussaient des tas de Chicorés, des Batavias ou des Romaines, dans des sols parfaitement adaptés à leur nature versatile de salades opportunistes.
Vers la droite du potager on avait plusieurs lignes de radis, des Noirs et des Japonais qui croissaient de façon admirable dans un secteur qui leur était favorable.
Marcel n’hésita pas à me confirmer que les radis prospéraient beaucoup mieux à droite. Puis venaient les courgettes, des bosseuses admirables de rendement et de production, juste avant de trouver de belles lignes de poireaux bien droits et martiaux, tous au garde à vous, avec des feuilles réglementairement taillées et à qui on aurait pu remettre, sans sourciller, la médaille militaire du potager.
Après des rangées de persil, de concombres et une abondance extraordinaire de cornichons, on arrivait à l’extrême des plantations avec des topinambours et des rutabagas qui faisaient l’exubérance végétale de cet emplacement particulier.
Je m’étonnais à la vue de courges énormes qui grossissaient aussi bien à droite qu’à gauche, mais Marcel me confirma que ces cucurbitacées-là s’adaptaient admirablement bien partout sans difficulté aucune. Enfin, à la question de savoir comment il consommait ses productions, il eut cette réponse réconfortante : « Quand on transforme tout ça en popotes odorantes on ne voit plus guère de différence, car lorsqu’il s’agit de casser la croûte tu peux être sûr que tout le monde s’accorde encore très bien. Dans la joie et la bonne humeur de leur politique passagèrement oubliée ! Pourvu que ça dure ! »
Merci Marcel !

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