J’ai rencontré Du-Pain dans une rue de la Rome Antique, quelque part du côté de Pompéi, il était complétement dépité.
Depuis que le fameux Des-Jeux entrainait son monde dans une mouvance désaxée, faite de spectacles, de distractions plus ou moins violentes et de laisser-aller pépère dans un laxisme permissif, il lui était de plus en plus difficile de satisfaire aux besoins féroces des affamés du coin.
Tous attachés aux plaisirs festifs d’une civilisation affaiblie qui se perdait dans le tourbillon frénétique d’une décadence annoncée.
Du-Pain avait beau trimer comme un damné, à moudre, à chauffer son four, à pétrir avec une conscience de compagnon fébrile, il sentait que le cœur à l’ouvrage n’arrivait plus à le tirer du lit aux pâles aurores du boulanger.
Ce n’était pas encore la fin de son affaire mais la situation était préoccupante et la farine commençait sérieusement à sentir le charançon. J’essayais de le rassurer mais sans résultat car, pétri par l’anxiété maladive d’un malaxeur dépressif, il en arrivait à souhaiter que le Vésuve se réveille enfin, afin d’anéantir, sous des poussières infernales, les perversités d’un monde qu’il vouait à la géhenne.
Connaissant la destinée tragique du site je lui conseillais vivement de délocaliser son barda et d’aller respirer ailleurs des odeurs moins sulfureuses. Il me regarda, l’air hébété, comme si je détenais le secret d’un épouvantable désastre à venir. Je le laissais à ses incertitudes sans pouvoir le rassurer sachant que s’il avait vécu à notre époque il aurait probablement calmé ses angoisses en se bourrant de tranquillisants ou en s’abandonnant sans réserve aux tristes conséquences de la gnôle en excès. Juste pour oublier.
Poursuivant ma balade, dans un dédale de ruelles encombrées, je tombais sur Des-Jeux.
Il était superbe, heureux de vivre et avait la carnation éclatante d’un joyeux animateur pour camp de vacances méditerranéen.
Il était accompagné par deux gladiateurs massifs qui devaient sévir dans les espaces funestes de l’amphithéâtre du coin. Resplendissants, entièrement cicatrisés, luisants et huilés à souhait par des amphores d’huile d’olive première pression, ils souriaient toute la cruauté de leur terrible spécialité.
Si une fée malicieuse avait pu les transformer en bœufs charolais, puissants comme ils étaient, ils auraient sûrement obtenu le premier prix du Salon de l’Agriculture. Je m’entretenais rapidement avec Des-Jeux, lequel « très moi-je-moi-je » avait toute une série de spectacles à organiser.
Il voulait que ça tabasse dur, que ça rigole, que ça distrait, que ça chante et que ça danse, et surtout que ça empêche le bon plébéien moyen de trop s’encombrer l’esprit avec des angoisses de Romain traumatisé.
Il me vanta les mérites d’un célèbre groupe de percussionnistes nubiens en tournée à travers tous les Odéons de l’Empire.
Un ensemble typique qui faisait un barouf d’enfer, au point d’assourdir les plus auditifs ; un spectacle que je ne devais absolument pas manquer.
Pour aborder des sujets plus sérieux, j’évoquais les craintes de Du-Pain et là, soudainement, Des-Jeux se montra extrêmement vindicatif.
Il l’accusa de toutes les entourloupettes imaginables, capable de tout ce qui pouvait arriver de pire à l’Empire.
Selon lui, il faisait partie d’une espèce d’arnaqueur qui ne pensait qu’à se faire des paquets de sesterces en spéculant sur les cours du blé et en refilant, à des prix prohibitifs, des pains de seigle aux farines frelatées.
Il m’assura que s’il n’avait pas été indispensable à l’intendance locale, il l’aurait balancé aux lions depuis longtemps. En évoquant le Vésuve il se voulu rassurant en m’affirmant qu’une secte de fanatiques extatiques, agissait avec toutes les contorsions et tous les sacrifices possibles pour que le volcan roupille d’un bon gros sommeil de pachyderme domestiqué. Des-Jeux était serein. Sans trop de remords je l’abandonnais à son sort et quittais Pompéi avant que tout ne soit enseveli. Nous étions en l’an 79 très peu de temps avant l’éruption fatale.
Plus tard je retrouvais le même Des-Jeux dans les splendeurs de Versailles à l’époque de Louis XVI. En véritable maître de cérémonie, au milieu d’une Cour qui s’amusait follement, il était à l’aise entre des jets d’eau, des feux d’artifice et des courtisans qui roucoulaient des amours de vieux pigeons saupoudrés dans des intrigues de guilledous coquins.
A l’écart Du-Pain vivotait en essayant de suivre des conseils royaux qui lui recommandaient de fabriquer des brioches.
Ceci pour apaiser une populace affamée qui se morfondait en attendant le premier bal du 14 juillet. Sous l’Empire nos deux compères se retrouvèrent solidaires au sein de la Grande Armée fortement marquée par des combats violents et par de fortes odeurs de poudre à canon. Ils survécurent, passèrent les grandes guerres sans trop de séquelles, et réapparurent à notre époque dans une rue de notre bonne vieille ville.
Je les rencontrais de nouveau.
Du-Pain, une fois de plus était complétement dépité. Il bataillait pour faire aller ses affaires dans un contexte dépressif et s’il ne consommait que quelques tranquillisants il me confia qu’il songeait sérieusement à la gnôle. Chose que je lui déconseillais.
Des-Jeux sifflotait un air du passé pour se donner belle allure. Je fus surpris lorsqu’il me raconta que l’on devait tout faire pour aider Du-Pain à surmonter ses problèmes car sans prospérité, m’assura-t-il, il n’y aurait plus de réjouissances populaires.
Je méditais sur ses conclusions sachant qu’il lui avait fallu une éruption du Vésuve, une révolution et des expériences tourmentées pour qu’il prenne enfin conscience des mérites inestimables d’une solide économie.
Une fois de plus mon ami Marcel eu le dernier mot :
« Du-Pain et Des-Jeux, tu vois, c’est comme une bouteille de pétillant. D’un côté t’as le vin, laborieusement travaillé, de l’autre t’as les bulles, juste pour faire de l’effet et pour amuser la galerie.
Si les deux s’accordent bien et collaborent de façon intelligente, alors là tu peux avoir un bon pétillant du tonnerre et faire la fête.
Sinon…! »