Le cours des choses ne manque jamais de fantaisies, comme si l’influence du hasard, promené par un humour farceur, s’amusait à bousculer le destin des petits bonshommes que nous sommes. Histoire de nous taquiner un peu, pour nous sortir, hirsutes et éberlués, de nos profondes somnolences bucoliques. Tout était parfaitement calme dans notre Bas-Bugey paisible et verdoyant jusqu’au jour où Andert et Condon, deux villages d’une même commune discrète et introuvable dans les pages honnêtes d’un annuaire téléphonique, réussirent à capter les grâces de la célébrité. Une élévation extraordinaire, aussi soudaine que surprenante, à même d’en faire l’un des endroits de résidences les plus prisés du moment. Un phénomène d’autant plus étonnant que rien ne prédisposait ces petits villages à se hisser au rang des lieux privilégiés du pays. C’était un engouement nouveau, une mode passagère et bizarre dont on pouvait expliquer la genèse comme étant issue du caprice d’un célèbre original, illuminé par une vision absolument géniale. Façon grand artiste renommé, à la manière d’un Salvador Dali, lequel aurait pu s’extasier avec son accent et ses envolées verbales inimitables :
« Andert et Condon, c’est la quintessence sublime du repos transcendantal, le triomphe du vert chlorophyllien ombrageux sur le désert cristallin, amorphe et scintillant, l’épanouissement de la nature conquérante sous l’immensité d’un bleu céleste brouillé de brumes magiques et intemporelles, l’espace illimité de la vacuité et du bonheur infini ! »
C’est ainsi, avec ce genre de paroles exubérantes, soufflées à l’attention d’un entourage fortuné, que l’on en était arrivé à bouleverser de fond en comble le devenir d’une petite commune pénarde, laquelle n’avait strictement rien demandé à personne. Les conséquences furent immédiates et considérables.
Tout avait commencé avec l’arrivée d’un baladin de renom, un grand escogriffe de concerts bruyants, lequel, en manque d’oxygène, avait besoin de respirer un peu d’air frais avant de retourner s’époumoner dans les vapeurs corrosives de ses ambiances survoltées. Après avoir erré, pendant quelques jours, dans les ruelles des villages, comme un grand nigaud des villes, et découvert les paysages, les reliefs architecturaux d’un magnifique château, l’existence d’une église et le fonctionnement extraordinaire des fours à pains, sans oublier le regard séducteur d’une bonne vache à lait, une Montbéliarde étiquetée, il avait subi ce que l’on appelle communément le syndrome Bugiste d’Andert et Condon. Une pathologie rare qui vous laisse son bonhomme démoli, en état d’hypnose béate et contemplative. La suite se laisse deviner car lorsqu’on découvre de façon inattendue la matérialisation de ses fantasmes les plus impossibles, comme l’apparition d’un lieu privilégié, on ne compte plus, ni le montant de son gros magot, ni le nombre de ses amis. Comme ceux-ci étaient aussi nombreux que les fils serrés de sa toile relationnelle, il lui fut facile de répandre la bonne nouvelle. A la manière d’un Moïse glorieux devant les mirages lointains de la Terre Promise. Bientôt dans la presse ou ailleurs, on ne parlait plus que d’Andert et Condon comme d’une perle rare convoitée. Avec ses espaces naturels où l’on pouvait trouver une inspiration fantastique auprès de muses qui patientaient, ici, depuis l’éternité. Sans compter d’autres muses, beaucoup plus pulpeuses et opportunistes, qui n’arrêtaient pas de débarquer. Dont les plus coquines qui n’hésitaient pas à brouiller l’orthographe pour se rendre à Andert et Condoms…
Après l’effervescence incontournable de l’événement un ordre nouveau s’imposa. Le cours du Furans, rivière apaisante, charmait les poètes dans les sillages imaginaires tracés par Alphonse de Lamartine, les peintres barbouillaient les choses inestimables de leur génie champêtre, quant aux musiciens ils appréciaient les vertus du silence absolu offert aux seuls bruissements de la nature. Forts d’une notoriété soudaine, les autochtones se mobilisèrent pour exhiber la panoplie de leurs traditions folkloriques, sans oublier de mettre en valeur la moindre petite pierre taillée de leur patrimoine. On parla d’histoire et de préhistoire, on dépoussiéra les Saints sous le vocable desquels les villages étaient placés et pour attiser les frissons des plus sensibles, on réveilla l’affaire Peytel.
Ce procès aux conséquences tragiques pour l’accusé des meurtres du pont d’Andert et pour lequel Honoré de Balzac, lui-même, s’était impliqué. Mais chercher à se commettre dans un imbroglio d’assassin sur les terres de saint Symphorien, martyr du Deuxième Siècle, décapité et en vadrouille avec sa tête sous le bras, c’était vraiment vouloir flirter avec la guillotine. Enfin, comme tout évoluait très favorablement, à la grande satisfaction d’un maire épanoui, on fit sonner les cloches de la prospérité.
Ailleurs, dans les communes du Bas-Bugey, l’ambiance était mitigée car la réussite des uns ou le bonheur des autres génèrent souvent des réactions mesquines. A Parves, qui jouissait d’un belvédère, on regardait tout ça de haut, en grimaçant sur des comportements incompatibles avec l’humeur du moment.
A Saint Champ on ne disait rien, car l’immobiliste était érigé en philosophie digne de celle du Guépard de Tomasi di Lampedusa :
« Les choses doivent changer afin que tout reste comme avant. »
A Peyrieu on louchait vers le château qui ne faisait pas grand-chose pour attirer les foules. Ailleurs, comme à Conzieu, on se confondait en dévotions pieuses.
Quant à Belley, grande aristocrate méprisée, on se sentait offusqué, avant que l’on ne prenne conscience de l’extraordinaire attractivité de la ville. Enfin, après que tout se soit apaisé, les communes du Canton s’accordèrent pour promouvoir leur potentiel paysagé, culturel et artistique. Ainsi, grâce aux aventures extraordinaires d’Andert et Condon, le Bugey s’auréolait d’une réputation digne des plus grandes destinations touristiques.
Grand merci à Andert et Condon : le Bugey reconnaissant.