Si on devait choisir une expression épatante, qui nous permette de rester parfaitement neutre dans une discussion scabreuse, on pourrait se laisser séduire par :
« Il y a à boire et à manger »
D’abord, parce que l’aspect culinaire de cette vieille sentence ne laisse jamais indifférent. Ensuite, parce qu’en matière de diversion on ne peut pas trouver mieux pour exprimer un avis qui ne veut pas dire grand-chose. C’est une façon élégante de se démarquer en laissant nos interlocuteurs sur leur faim, mais en éveillant chez eux de vieux réflexes physiologiques, spontanés, de mise en appétit.
     Pour illustrer tout ça, on pourrait imaginer trois petits bonshommes en train de divaguer sur un sujet relevant d’une banalité déconcertante. Le premier est un, lève tôt, il est pour le soleil levant. Le deuxième est un, dormeur de première, il est plutôt pour le soleil couchant. Quant au troisième, il ne sait pas vraiment où il en est. Il plane dans son imaginaire accommodant en attendant que la discussion dégénère pour mettre son petit grain de sel. Les arguments du premier sont aussi vieux que les plus vieilles traditions paysannes :
« Le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt.
Le soleil du matin ne dure pas tout le jour.
Qui perd sa matinée perd les trois quarts de sa journée. »
  L’autre, qui se sent un peu désarmé devant cette avalanche verbale de vieux terriens endurcis, n’a pas grand choses à opposer. Il réplique :
« On adore plutôt le soleil lui-même que le soleil couchant.
Que le soleil n’échauffe que ce qu’il voit, qu’il soit du soir ou du matin. »
Le troisième, s’interroge, à quoi bon ce débordement, alors que le soleil n’est pour rien dans cette histoire. Comme il a appris à ne jamais se coincer les doigts entre l’arbre et l’écorce, il s’en sort très bien en utilisant la fameuse expression qu’il étoffe de quelques mots :
« Bon, les mecs ! Je trouve que votre discussion est très intéressante mais admettez, quand même, qu’il y a à boire est à manger ! »
Et pouf ! Là tout le monde se regarde avec la curiosité de ceux qui ont été touchés par un direct à l’estomac. C’est magique, ça calme, ça divertit et ça remet les idées en place.
     Mais ça ne marche pas toujours. Certains ne manqueront pas de nous rappeler  que cette expression n’est pas universelle, alors qu’elle est issue d’un patrimoine culinaire exceptionnel :
le nôtre. Allez donc calmer un antagonisme profond dans un pays de disette avec : « Il y a à boire et à manger. »
Vous risqueriez fort de vous retrouver à mijoter, avec quelques épices, dans la marmite de l’affamé du coin. Quant à nos vieux conflits avec nos pays voisins, on n’a jamais pu réussir à calmer des appétits de conquêtes avec de tels propos.
Susurrer aux oreilles d’un Anglais que la soupe est bonne et que la piquette est de qualité, alors qu’il est gavé de pouding et de thé javanais, cela ne peut que l’inciter à débarquer dardar.
  C’est la raison pour laquelle on n’a pas pu éviter la Guerre de Cent Ans et que cette expression magique n’a jamais été retenue dans les vieux grimoires de la diplomatie. Il en est de même aujourd’hui dans le conflit qui oppose nos chasseurs et nos cultivateurs à propos des sangliers. Ce différent est tellement monté en mayonnaise que rien ne semble pouvoir l’apaiser. Dire à un chasseur qu’il y a à boire et à manger dans cette histoire, et là, il vous regardera passif en rotant de bonnes odeurs de civet de sanglier. Lequel civet aura été joyeusement célébré au cours d’agapes de très grande convivialité. Rabelais, lui-même, aurait apprécié ces moments de robustes compagnies, voués aux plaisirs de la table et du bon vivre jovialement entretenu. Quant aux cultivateurs, solidement alimentés par une nourriture bien calibrée, au gramme près, comme un bon rendement de maïs, non O.G.M, cette expression n’a guère de pouvoir de réconciliation. Alors, pour essayer de calmer les esprits, je me suis décidé à aller interroger le principal intéressé : le patriarche des sangliers lui-même. Une initiative fantaisiste qui pourrait faire sourire ceux qui ignorent encore les merveilleux pouvoirs de l’imagination.
     Donc il était une fois un énorme sanglier du nom de Nénais. Il campait dans les fourrés immédiats de très nombreux champs de maïs et bien sûr, il était gras comme un bon gros cochon. Avec sa harde, aux nombreuses femelles complaisantes, ils se délectaient tous, chaque nuit, d’une abondance extraordinaire, exposée comme la manne d’une culture généreuse. Sans ménagement ils saccageaient, ils bouleversaient, ils dévastaient et ils se repaissaient d’un maïs d’excellente qualité. Nénais semblait être très satisfait de son sort et s’adaptait parfaitement à cette situation exceptionnelle. Il était très heureux et s’il avait été chat, il aurait été Raminagrobis. Je l’interrogeais :
   – Alors mon cher Nénais, pensez-vous que les chasseurs soient responsables de votre présence dans les champs de maïs ? Ne croyez–vous pas que l’expansion de ces cultures favorise votre prolifération ?
  – Vous savez, cette affaire est très intéressante mais je pense que d’un côté comme de l’autre, chasseurs ou cultivateurs, il y a à boire et à manger !
  – Merci mon cher Nénais, ça j’en étais sûr !
Je le quittais en pensant que peut-être, un jour, il y aurait à boire et à manger sur une même table, pour les chasseurs et les cultivateurs enfin réconciliés. Et qu’à cette occasion Nénais pourrait bien servir de bon gros civet. Une perspective funeste qui n’avait pas l’air de le préoccuper.
Alors, longue vie à ce cher Nénais ? Affaire à  suivre !

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